«Comme je te disais, la vie ici n’est plus la vie, c’est un gaspillage lugubre de temps. Je vis ou survis dans un hamac tendu entre deux piquets, recouvert d’une moustiquaire, avec une tente au-dessus, qui fait office de toit et me permet de penser que j’ai une maison. J’ai une tablette où poser mes affaires, c’est-à-dire mon sac à dos avec mes vêtements et la Bible qui est mon unique luxe. Tout est prêt pour partir en courant. Ici rien n’est à soi, rien ne dure, l’incertitude et la précarité sont l’unique constante. A tout moment, ils peuvent donner l’ordre de paqueter, et on doit dormir dans n’importe quel recoin, comme n’importe quel animal […].
«Les marches sont un calvaire, car mon équipement est très lourd. […] Ils m’ont pris le jean que Mélanie m’avait offert pour Noël, que je portais quand ils m’ont pris. L’unique chose que j’ai pu garder est la veste, cela a été une bénédiction, car les nuits sont glacées et je n’ai rien eu de plus pour me couvrir. Avant, je profitais de chaque bain dans le fleuve. Comme je suis la seule femme du groupe, je dois y aller presque totalement vêtue : short, chemise, bottes. Avant j’aimais nager dans le fleuve, mais maintenant je n’ai même plus le souffle pour. […] J’avais pris l’habitude de consacrer deux heures par jour à faire de l’exercice. Je m’étais fabriqué un petit escabeau de step d’où monter et descendre. Mais depuis qu’ils ont séparé les groupes, je n’ai plus l’envie ni l’énergie de faire quoi que ce soit. Je fais un peu d’étirements car le stress me bloque le cou et cela fait très mal. […]
«Je fais en sorte de rester silencieuse, je parle le moins possible pour éviter les problèmes. La présence d’une femme au milieu d’hommes prisonniers depuis huit à dix ans est un problème […]. Lors des inspections, ils nous privent de ce que nous chérissons le plus. Une lettre de toi, les dessins d’Anastasia et Stanislas [les neveux d’Ingrid, ndlr], les photos de Mélanie et Lorenzo, le scapulaire de mon papa, un programme de gouvernement en 190 points, ils m’ont tout pris. Chaque jour, il me reste moins de moi-même. […]
«Il est important que je dédie ces lignes à ces êtres qui sont mon oxygène, ma vie. A ceux qui me maintiennent la tête hors de l’eau, qui ne me laissent pas couler dans l’oubli, le néant et le désespoir. Mes enfants, Astrid [sa sœur] et mes petits garçons, Fab [Fabrice Delloye], tata Nancy et Juanqui [Juan Carlos, son mari]. Chaque jour, je suis en communication avec Dieu, Jésus et la Vierge […]. Ici, tout a deux visages, la joie vient puis la douleur. La joie est triste. L’amour apaise et ouvre de nouvelles blessures… c’est vivre et mourir à nouveau.
«Pendant des années, je n’ai pas pu penser aux enfants, et la douleur de la mort de mon papa accaparait toute ma capacité de résistance. Je pleurais en pensant à eux, je me sentais asphyxiée, incapable de respirer. En moi, je me disais : "Fab est là, il veille à tout, il ne faut pas y penser ni même penser." Je suis presque devenue folle avec la mort de mon papa. Je n’ai jamais su comment cela s’est passé, qui était là, s’il m’a laissé un message, une lettre, une bénédiction. […]
«Je n’ai pas entendu de messages jusqu’à ce qu’ils me mettent dans le groupe de Lucho, Luis Eladio Pérez [un sénateur libéral capturé en juin 2001, ndlr], le 22 août 2003. Nous avons été de très bons amis, nous avons été séparés en août. Mais durant ce temps, il a été mon soutien, mon protecteur, mon frère […].
«Happy Birthday»
«Je me nourris des images que je garde de mes enfants. A chaque anniversaire, je leur chante le Happy Birthday. Je demande à ce qu’ils me laissent faire un gâteau. Mais depuis trois ans, ils ne me le permettent plus. Ça m’est égal, s’ils m’apportent une galette ou le repas ordinaire de riz et de haricots, je me figure que c’est un gâteau et je leur célèbre dans mon cœur, leur anniversaire. A ma Melelinga [Mélanie], mon soleil de printemps, ma princesse de la constellation du cygne, à elle que j’aime tant, je veux te dire que je suis la maman la plus fière de cette terre […]. Et si je devais mourir aujourd’hui, je partirais satisfaite de la vie, en remerciant Dieu pour mes enfants. Je suis heureuse pour ton master à New York. C’est exactement ce que je t’aurais conseillé. Mais attention, il est très important que tu fasses ton DOCTORAT. […] Mélanie, je t’ai toujours dit que tu étais la meilleure, bien meilleure que moi, une sorte de meilleure version de ce que j’aurais voulu être. C’est pourquoi […] je te demande, mon amour, que tu te prépares à arriver au sommet.
«A mon Lorenzo, mon Loli Pop, mon ange de lumière, mon roi des eaux bleues, mon chief musician qui me chante et m’enchante, au maître de mon cœur, je veux dire que depuis qu’il est né jusqu’à aujourd’hui, il a été ma source de joies. Tout ce qui vient de lui est du baume pour mon cœur, tout me réconforte, tout m’apaise […]. J’ai enfin pu entendre sa voix, plusieurs fois cette année. J’en ai tremblé d’émotion. C’est mon Loli, la voix de mon enfant, mais il y a déjà un autre homme dans cette voix d’enfant. Un enrouement d’homme-homme, comme celle de mon papa […]. L’autre jour, j’ai découpé une photo dans un journal arrivé par hasard. C’est une publicité pour un parfum de Carolina Herrera 212 Sexy men. On y voit un jeune homme et je me suis dit : mon Lorenzo doit être comme ça. […] La vie est devant eux, qu’ils cherchent à arriver le plus haut. Etudier est grandir […].
«A mon Sébastien [fils du premier mariage de Fabrice Delloye, ndlr], mon petit prince des voyages astraux et ancestraux. J’ai tant à te dire ! Premièrement que je ne veux pas partir de ce monde sans qu’il sache bien que ce ne sont pas deux, mais trois enfants d’âme que j’ai […]. J’ai décidé que ma couleur favorite était le bleu de tes yeux […]. Si je venais à ne pas sortir d’ici, je te l’écris pour que tu le gardes dans ton âme, mon Babon adoré, et que tu comprennes ce que j’ai compris quand ton frère et ta sœur sont nés : je t’ai toujours aimé comme le fils que tu es et que Dieu m’a donné. […]
«Tant de personnes à remercier»
«Je sais que Fab a beaucoup souffert à cause de moi. Mais que sa souffrance soit allégée de savoir qu’il a été une source de paix pour moi. […] Dis à Fab que sur lui, je m’appuie, sur ses épaules, je pleure, qu’il est mon soutien pour continuer à sourire de tristesse, que son amour me rend forte. Parce qu’il fait face aux besoins de mes enfants, je peux cesser de respirer sans que la vie ne me fasse trop mal. […]
«A mon Astrica [sa sœur Astrid], tant de choses que je ne sais par où commencer. Tout d’abord, lui dire que "sa feuille de vie" m’a sauvée pendant la première année de captivité, pendant l’année de deuil de mon papa […]. J’ai besoin de parler avec elle de tous ces moments, de la prendre dans mes bras et de pleurer jusqu’à ce que se tarisse le puits de larmes que j’ai dans mon cœur. […] Je l’ai entendue plusieurs fois à la radio. J’éprouve beaucoup d’admiration pour son expression impeccable, pour la qualité de sa réflexion, la maîtrise de ses émotions, l’élégance de ses sentiments. […]
«Mamita, il y a tant de personnes que je veux remercier de se souvenir de nous, de ne pas nous avoir abandonnés. Pendant longtemps, nous avons été comme les lépreux qui enlaidissaient le bal. Nous, les otages, ne sommes pas un thème "politiquement correct", cela sonne mieux de dire qu’il faut un front de fermeté face à la guérilla même s’il faut sacrifier quelques vies humaines. Face à cela, le silence. Seul le temps peut ouvrir les consciences et élever les esprits. Je pense à la grandeur des Etats-Unis, par exemple. Cette grandeur n’est pas le fruit de leur richesse en terres ou en matières premières, mais plutôt le fruit de la grandeur d’âme des dirigeants qui ont modelé cette nation. Quand Lincoln a défendu le droit à la vie et à la liberté des esclaves noirs en Amérique, il a aussi dû faire face à beaucoup de Floridas et Praderas [municipalités demandées par les Farc pour la zone démilitarisée, ndlr]. A de nombreux intérêts économiques et politiques qui se jugeaient supérieurs à la vie et à la liberté d’une poignée de Noirs. […]
«En Colombie, il nous faut encore réfléchir à d’où nous venons, à qui nous sommes et où nous voulons aller. J’aspire à ce qu’un jour nous ayons la soif de grandeur qui fait surgir les peuples du néant pour atteindre le soleil. Quand nous serons inconditionnels face à la défense de la vie et de la liberté des nôtres, quand nous serons moins individualistes et plus solidaires, moins indifférents et plus engagés, moins intolérants et plus compatissants. Alors, ce jour-là, nous serons la grande nation que nous voulons tous être. Cette grandeur est là endormie dans les cœurs. Mais les cœurs se sont endurcis et pèsent tant qu’ils ne nous permettent pas des sentiments élevés. Mais il y a beaucoup de personnes que je voudrais remercier car ils ont contribué à réveiller les esprits et à faire grandir la Colombie. Je ne peux pas tous les mentionner [elle cite alors l’ex-président Lopez et "en général, tous les ex-présidents libéraux", Hernan Echevarria, les familles des députés du Valle, monseigneur Castro et le père Echeverri, ndlr].
«Mamita, hélas, ils viennent demander les lettres. Je ne vais pas pouvoir écrire tout ce que je veux. A Piedad [Cordoba, une médiatrice colombienne, ndlr] et à Chávez, toute, toute mon affection et mon admiration. Nos vies sont là, dans leur cœur, que je sais grand et valeureux. [Suivent cinq paragraphes de remerciements, notamment adressés au président vénézuélien, Hugo Chávez, ndlr].
«La France a été le phare»
«Mon cœur appartient aussi à la France […]. Quand la nuit était la plus obscure, la France a été le phare. Quand il était mal vu de demander notre liberté, la France ne s’est pas tue. Quand ils ont accusé nos familles de faire du mal à la Colombie, la France les a soutenues et consolées. Je ne pourrais pas croire possible de sortir un jour d’ici si je ne connaissais pas l’histoire de la France et de son peuple. […] J’aime la France de toute mon âme […], j’admire la capacité de mobilisation d’un peuple qui, comme disait Camus, sait que vivre, c’est s’engager. […] [Puis s’adressant à Jacques Chirac et Dominique de Villepin] : toutes ces années ont été terribles mais je ne crois pas que je serais encore vivante sans l’engagement qu’ils nous ont apporté à nous tous qui, ici, vivons comme des morts. […] Je sais que ce que nous vivons est plein d’inconnues, mais l’histoire a ses temps propres de maturation et le président Sarkozy est sur le méridien de l’Histoire. Avec le président Chávez, le président Bush et la solidarité de tout le continent, nous pourrions assister à un miracle. Durant des années, j’ai pensé que tant que j’étais vivante, tant que je continuerais à respirer, je devais continuer à espérer. Je n’ai plus les mêmes forces, cela m’est très difficile de continuer à croire, mais je voudrais qu’ils sachent que ce qu’ils ont fait pour nous a fait la différence. Nous nous sommes sentis des êtres humains. Merci […]
Je suis passée
ici pour trouver et emprunter la lettre.